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La nuit dernière

Allocution de Philippe Haeck lors du lancement
de ses notes
Nous sommes des énigmes

La poésie est un univers parallèle et qui parfois rassemble,
même dans les tranchées des soldats en composent à leur bien-aimée.
Le lancement quelle belle expérience et continue à la renouveler.
Trois-Clous dit ça après que je lui aie dit être mal à l’aise dans les lancements

la nuit dernière alors que je me demande si je continue à lire
La parabole des talents de la Noire américaine Octavia E. Butler
ou commence Vivant nulle part de l’Écossais John Burnside
apparaît une étudiante, elle s’assoit en face de moi
tient un appareil à enregistrer caché dans une mince tablette
elle me tutoie d’emblée, ce qui me plaît
une mèche mauve dans ses cheveux noirs
un hibou aux yeux jaunes sur son chandail
des leggings vert forêt pour ne pas avoir froid aux yeux
elle suit à l’université un séminaire « Expression écrite et espace »
son travail, un entretien avec moi en neuf questions
autour de mon dernier livre Nous sommes des énigmes

première
— c est ton sixième livre de notes, pourquoi des livres de notes
— une note c’est bref, je peux y parler de n’importe quoi
gestes histoires images lectures matières pensées
ai l’impression que mon coresprit est une soupe
où mijotent plein d’ingrédients différents
ce sont les trois livres des Papiers collés de Georges Perros
qui me donnent envie de pratiquer ce genre peu pratiqué
convenant à ma vie quotidienne où je dispose de peu de temps pour écrire
après les quatre premiers tournant autour d’un sujet
(la méditation, le geste d’écrire, l’école, le geste de lire)
le vieil homme que je suis a envie de répondre aux trois livres d’essais de Michel de Montaigne un familier des rois dont l’esprit primesautier me réjouit
par trois livres de notes traitant aussi librement de ce qui me traverse fait défait
même si j’appartiens à la classe moyenne, suis plutôt un familier d’une ruelle cabossée que des élites puissants de notre monde
ai comme lui une bonne bibliothèque, plus variée même, aime la franchise citer qui je lis
aurais aimé appeler mes trois livres simplement Notes
pour que quelqu’un ait l’idée de les comparer à ses Essais
voir ce qui change en cinq siècles
répondre à Michel en ne cachant pas ma vie intime comme lui
la mêlant à mes pensées comme le fait Etty Hillesum dans son journal
dans mon premier livre de notes Le secret du milieu en 1994
je ne cesse de parler avec elle
Michel Etty Georges m’habitent depuis la première page lue d’eux elle

deuxième
— pourquoi ce titre
— je ne veux pas être enfermé dans une identité
envie de me laisser prendre par la vie imprévisible
jeune j’étudie pour enseigner les mathématiques
ne lis pas n’aime pas écrire, les rédactions un supplice
après deux trois phrases ai tout dit, il faut donc étirer, ce qui n’a rien d’agréable
et voilà deux compagnons de classe m’invitant à lire des romans
je mets quelques mois à lire Le château de Franz Kafka
ne comprends pas pourquoi un homme écrit ça
pour l’éclaircir m’inscris en lettres à l’université
il y a aussi un soleil apparaissant sur une route de campagne
dans La chartreuse de Parme de Stendhal entre deux jeunes gens

troisième
— pourquoi tant de citations et assez souvent en anglais
— pour faire sentir que n’importe quel moi est fait
de multiples voix le traversant
mes livres ne sont pas mes livres
ce sont ceux de toutes les femmes hommes tatoués en moi
écrire c’est leur répondre
ce qui fait que je peux lire avec plaisir mes livres comme ceux d’un autre
étonné par ce que j’y trouve
les citations en anglais, une autre langue
fait sentir autrement les vibrations du monde
les traductions me déçoivent souvent
difficile de rendre le souffle d’un individu
or c’est ce souffle qui me touche le plus dans un livre

quatrième
— pourquoi dans une note juxtaposes-tu des matières pensées différentes
— j’aime frotter ensemble ce qui paraît ne pas aller ensemble
envie de faire apparaître l’air l’eau le feu la terre de la vie animant tout
ce que vient de m’écrire Luciole Verte va compléter ma réponse
J ai commencé à te lire.
Il me semble que ton écriture est à l image de ta main qui tremble.
Tu approfondis, on dirait, la cassure en même temps que les liens avec l absence de virgule à certains endroits, les citations, les constructions syntaxiques inhabituelles.
Tu le faisais déjà, mais tu sembles aller encore plus loin dans cette voie.

cinquième
— pourquoi utilises-tu pour parler de toi les trois pronoms je-tu-il
— j’aime varier, supprime le je assez souvent
la connaissance de soi passe par le monde me rentrant dedans
tu est un peu comme le hibou vert avec qui je parle
nous ne sommes jamais seuls
il me permet de voir que je ne suis pas le centre du monde
mais un élément parmi tant d’autres
dans mon troisième livre ai envie d’utiliser le elle
pour marquer ce que je dois à toutes ces femmes
me faisant préférer les romans grouillant de vie
aux essais voulant faire triompher des idées

sixième
— pourquoi lis-tu regardes-tu toutes sortes de livres,
albums d’enfants correspondances essais littérature jeunesse
livres d’art notes philosophie poèmes psychanalyse romans
— envie de jouir de la vie depuis plusieurs angles
vois ma bibliothèque comme une forêt enchantée
où se balancent toutes sortes de plantes
bougent toutes sortes d’animaux
respirent toutes sortes d’esprits

septième
— que cherches-tu quand tu écris lis
— la chaleur, je trouve le monde trop souvent froid
sentir des souffles animer mon coresprit
un espace où jouir de la vie
dire mes secrets, suis l’opposé du François de Jean Barbe
dans Comment devenir un ange disant Personne, jamais,
n’avait le droit de parcourir mes jardins secrets.
mon secret, ne pas en avoir, les offrir à qui ne s’y attend pas
c’est naïf naissant, on peut se moquer rire de moi ou avec moi
ne peux faire autrement, n’aime pas le mensonge

huitième
ton livre de notes précédent Il y a tant d’il y a s’est peu vendu
aucun compte rendu dans les journaux revues
on ne le trouve pas dans les bibliothèques de la ville de Montréal
cet insuccès t’affecte-t-il
— quelle journaliste a le temps de lire 375 pages de notes,
un livre qu’on ne peut que lire lentement
ne suis pas surpris qu’il n’y ait pas d’article
donc que les bibliothèques de la ville ne l’achètent pas
quel universitaire va rendre compte du livre d’un homme-femme
préférant aux concepts des intellectuels les rires de celles ceux qui n’en sont pas
plutôt surpris que malgré cet insuccès une éditrice veuille du suivant
m’en trouve chanceux, aurai-je autant de chance pour le troisième

neuvième
— souvent maintenant les auteurs à la fin de leur livre
font des remerciements, toi non, pourquoi
— mes livres sont remplis de mercis
toutes celles ceux que je nomme
mes livres avant tout des livres d’amitiés
où je souhaite à qui les lit de trouver un moyen d’expression
aidant à ne pas passer à côté de la vie reçue dans le ventre d’une femme
ai envie d’ajouter quelques mercis
à Roxane refusant la première version de mon livre
ce qui me permet de tricoter plus serrée la seconde, j’en coupe la moitié
à Pâque continuant à m’aimer même si elle aimerait
que je me contente du bon côté des choses
garde secrètes des parties de ma vie enchevêtrée à la sienne
à mes proches avec qui je joue au canasta
au son du violoncelle aux poires juteuses aux couleurs des peintres que j’aime

Année Lumière à qui j’annonce la parution de Nous sommes des énigmes
m’écrit bonjour Philippe, je vois que l’Austèribou n’est pas à bout
il continue à produire et à trouver preneur, j’aime ta façon de produire
par petites touches ta courtepointe si personnelle cousue du fil d’Ariane
de ta vie quotidienne [….] j’aime bien les courtepointes et toute la literie des autres, c’est un peu comme si au lieu de construire mon chalet je préférais habiter
occasionnellement celui des autres, une attitude de locataire vis-à-vis la littérature
lui réponds nous sommes tous des locataires de passage sur Terre

quand je lis dans l’avant-propos de Lise à son roman Le poids des choses ordinaires
que Sémaphore publie des textes hors norme et hors mode, et pourtant essentiels
à la compréhension de notre société et à la mise en valeur de la beauté,
ce rempart contre la morosité j’aime croire que mon livre est un de ces textes
même si je ne me crois pas essentiel, ne sais pas trop ce qu’est la beauté
une chose me paraît certaine, tout texte-souffle est un cadeau
il faut en commencer plusieurs pour trouver nos cadeaux

vous dire en finissant quelle fête du coresprit a été pour moi d’écrire ce texte pour vous
quand ce que j’écris me fait sourire c’est un bon signe
j’espère que pour quelques-unes quelques-uns il est un cadeau
suis conscient que pour d’autres ce n’en soit pas un
pour moi la littérature est moins une affaire d’art beauté poésie
qu’un ensemble de gestes d’amitié expression partage

(écrit pour le vingtième anniversaire des éditions Sémaphore le 9 février 2023)